jeudi 2 juillet 2009

NOTES BRUTES DE MARTINE QUENTRIC SEGUY SUR LE COLLECTAGE A SONGMBENGUE

Nous avons effectué un collectage à Songmbengue, un village dans la Sanaga Maritime. Martine Quentric Séguy, conteuse, était notre invitée. Voici avec plaisir les notes brutes de ce qu'elle a vu, entendu, et vécu.



COLLECTAGE A SONGMBENGUE
20 et 21 Mars 2009

Notes non rédigées de Martine Quentric-Séguy
Ecrit droit ce qui est vu, pensé, dit par MQS
Ecrit en italique : les citations
Les mots soulignés sont ceux dont l'orthographe reste à établir ou les notes dont je doute.

EQUIPE :
Léonard Logmo I de Semnjock
Arsène Beyené
Martial Nguea
Clément Ngan
Bakondock Paul
Avec l'assistance sur place du Pasteur Nyemb-Héles Antoine Dépadoux
Invitée participante : Martine Quentric-Séguy



20 MARS 2009:
- 8H rendez-vous au CCF avec Martial et Arsène. Martial est là, nous attendons Arsène sans rien faire. A un moment, je propose de charger le groupe (panne d'électricité à Songmbengué depuis 3 jours déjà) et les affaires de Martial qui sont près d'un pilier sur le trottoir.
- 8H20 Arsène finit par appeler pour dire qu'il est coincé. Nous décidons d'aller le chercher. Martial monte dans la voiture, et c'est seulement là qu'il estime "futé" de charger tout le matériel qui est stocké au CCF. Il redescend, va chercher "tout ça" qui remplit le coffre. Nous partons.
Alors nous partons récupérer Arsène qui a encore du matériel. C'est incroyable ce qu'une Nissan peut contenir!

Direction BUCA Voyages à "Mvan", en sortie de Yaoundé. On y délivre les billets sur présentation d'une pièce d'identité. Apparemment pour établir une liste d'appel des passagers par ordre d'arrivée, en fait un bon moyen pour "fliquer" les déplacements des citoyens.
Déchargement de la voiture. Idrissou, le chauffeur, reste tant que nous ne sommes pas embarqués.
Le premier bus qui part dans notre direction est déjà plein, nous attendons le bus suivant. La circulation est entravée par la coupure du réseau routier pour laisser passer le Pape qui quitte le pays après une visite de trois jours et les officiels qui l'accompagnent.

Tandis que nous patientons, quelqu'un fait signe à Arsène et l'attire à l'écart, il croit qu'on va nous proposer une place dans un autre bus, un passe droit à rémunérer ou autre. Non, c'était juste pour lui dire "bon voyage". Rires sur nos illusions et nos espoirs déçus.

- 9H20 Montée dans le bus par appel des noms. Cela évite les paniques à l'indienne, mais il faut avoir de l'imagination car nos noms, calligraphiés on ne sait comment, prennent des allures méconnaissables. Martial, qui n'en est pas à son premier voyage, a compté les voyageurs montés avant nous. Il sait que nos billets portent les numéros d'ordre 10 à 12. Dès que le neuvième est monté, il s'avance, sûr de notre bon droit. Il fait bien: nous ne nous serions jamais reconnus à l'appel! Nous montons.

- 9H30 à 40 nous sommes assis dans le bus et attendons son départ lié à l'ouverture des routes. Léonard Logmo, qui est déjà sur le terrain, téléphone pour savoir si tout se passe bien et si l'équipe est au complet. Arsène répond brièvement et le rassure tout en négociant des biscuits avec un petit vendeur. A raison d'un seul paquet toutes les 10 minutes, le gamin n'a pas tout compris sur l'intérêt qu'il pourrait avoir à lâcher du lest pour pouvoir aller vendre ailleurs. Car Arsène n'en est pas à sa première négociation et obtient, évidemment, le prix qu'il avait annoncé au départ!

- 9H50 départ. Nous avons beaucoup de chance : il fait gris aussi il fait moins chaud. Je suis près de la fenêtre fermée mais mal jointe, aussi il y a un vent léger qui me frôle. Parfait.

En route, c'est la période des brûlis en vue de planter l'arachide non loin de Yaoundé, et la végétation dense est trouée d'espace calcinés, noirs, des spectacles de fin du monde avec des moignons d'arbres qui se dressent vers le ciel comme pour le supplier. Chance! Parfois s'y mêle des vieux pneus et autres ordures brûlées par la même occasion, mais ici c'est juste du bois brûlé et l'odeur est agréable.

A une demi-heure de Yaoundé, nous traversons une zone de collines boisées et Martial me glisse l'information : "On appelle ce lieu les Etats Unis, parce que plusieurs
ethnies y cohabitent avec leurs langues, leurs cultures… Arrivés à Yaoundé tout se mélange et on ne reconnaît plus personne".

Un péage. Nous en profitons pour acheter quelques brochettes de ce qui semble être du bœuf (pas vraiment le temps de poser la question au vendeur) et aussi un sachet de grandes chips croustillantes de plantain.

Hélas, un vendeur monte dans le bus et va se mettre à hurler juste à côté de nous pour vendre des bonbons au ginseng, puis du "thé anti-palud qui soigne même la typhoïde", dit-il. Il se met à marchander à la baisse tout seul, absolument personne ne lui répondant, et passera de 5000 Fcfa le paquet à 3000, sans contestation ni intérêt de la part du public captif. Jamais découragé, il propose du dentifrice en donnant un cours complet d'hygiène buco-dentaire plutôt bien fait.

Par chance, voici Pouma et nous descendons du bus.
Je m'abîme le bras sur la serrure artisanale de sa porte. Décidément, c'est une habitude : en participant au Festmoc en novembre 2007 avec presque la même équipe, j'avais laissé mon jean sur la carcasse de siège qui dressait ses piques à l'air libre.
Il semble que je sois d'une maladresse invraisemblable : chacun s'étonne qu'il m'arrive "toujours" quelque chose, après tout, quand on naît au Cameroun et qu'on y vit toute sa vie, une serrure hors norme et un trognon de siège est chose totalement normale. Tout le monde sait éviter ces écueils! 40 ans de Pakistan, d'Inde, d'Afghanistan et autre Indonésie semble ne m'avoir rien appris.

Récupération des paquets par Martial et Arsène, je garde ceux qui sont déjà là. En deux temps trois mouvements, un porteur équipé d'un chariot à deux roues s'occupe de nous, le chargement se fait sans difficulté majeure bien que certains paquets soient humides et plus car nous transportons, outre nos vêtements et le compresseur pour produire de l'électricité, l'eau en bouteilles, le riz, le vin (impensable de faire parler des "patriarches" sans leur rincer le gosier!), la viande et le poisson qui risquent d'être difficiles à trouver en quantités suffisantes sur place. Quoique les patriarches ne cesseront de dire que Songmbengué est un grand marché local, j'avoue n'avoir pas vu le centre et ne pas pouvoir décrire ce qu'ils veulent dire par là. Mais Léonard, qui connaît bien la zone, n'a pas l'air de considérer que le "grand marché" soit très efficace pour les commodités listées ci-dessus.

Nos paquets rangés, superposés, plus ou moins brinquebalants nous voici en marche vers le taxi-brousse qui doit nous emporter à Songmbengué.

Autre coup de fil de Léonard auquel Arsène affirme que "nous arrivons".
Ici, au Cameroun, dire "nous arrivons" ne signifie pas que nous sommes à 100m de l'arrivée, mais que nous sommes en train d'enfiler les chaussures pour sortir de la maison afin d'envisager de rejoindre l'endroit du rendez-vous. Donc, dire "nous arrivons" alors que nous avons quitté nos domiciles depuis plus de trois heures, est tout à fait acceptable. Somme toute, il ne reste plus que 25 minutes de route et autant pour discuter le prix du porteur et celui du taxi, décharger les paquets déjà là, refaire la malle pour que tout tienne, et attendre le remplissage du taxi, avant d'arriver devant la porte où Léonard nous attend!

Tout d'abord, nous apprenons que nous serons 7 dans une berline Toyota ordinaire. Chacun se réjouit : après tout, ce n'est pas beaucoup. Quand le 7ème vient tout simplement à manquer, et que suite à l'altercation brève mais ferme entre ma voisine et le chauffeur, nous partons à six "seulement", cela tourne au voyage de luxe. Nous sommes deux femmes et quatre hommes, dont le chauffeur.
Le véhicule a un âge avancé et une durée de prestation sur routes fatiguées honorable, et bien, sans même le moindre intérêt financier ou autre dans ma déclaration, je dois dire que je félicite Toyota pour son matériel! Comment il peut nous tirer tous, avec nos bagages, c'est un mystère.
Trois hommes sont assis derrière, le chauffeur à sa place, et les deux femmes sur le siège avant. Nous ne sommes ni obèses ni vraiment minces l'une et l'autre. Elle s'est levée à mon arrivée, pour me laisser au milieu. Certes, c'est louche, mais… Le voyage me renseignera mieux. D'abord, elle peut se tenir dans les virages à la poignée encore valide, et surtout, elle n'aura pas mon bleu à la cuisse gauche à l'arrivée : souvenir des changements de vitesse alors que j'ai littéralement la cuisse posée sur cette manette indispensable. Nous nous apercevrons rapidement qu'elle est d'humeur chagrine. Elle l'exprime, entre autres, en décidant que plus de la moitié sur siège ne saurait lui convenir et en me repoussant tranquillement mais sûrement vers le chauffeur. Quand je risque vraiment de tomber sur l'épaule ou le genou du Monsieur, je glisse mon coude gauche entre les deux sièges pour faire cale. Désormais, je suis plus stable dans les virages et les tentatives d'invasion de la dame sont vouées à l'échec.

Après un bref arrêt devant une maison où sont livrées les 8 baguettes qui nous tombaient régulièrement sur les genoux, nous traversons un lieu qui me semble tout à fait semblables aux autres. Soudain la dame s'insurge, peste, conteste : c'est là qu'elle voulait aller. Enfin, pas tout à fait là, juste en haut d'une montée en terre. Le chauffeur lui explique consciencieusement qu'il la déposera au retour, quand le véhicule sera moins plein, car il ne pourrait pas monter la côte en terre avec le chargement actuel. Nous continuons le voyage avec le ronron des bougonnements de la Dame.

Lorsque Léonard m'avait proposé le projet, il avait évoqué 25mn de piste, j'avais même emporté ma minerve pour ne pas souffrir (petit souci de vertèbre). La chance nous sourit : la route a été continuée et nous n'avons que 5mn de piste avant de nous arrêter net devant la maison en terre du pasteur.
Son balcon accueille déjà une quantité de personnes qui nous saluent, nous laissent passer, nous détaillent. Je comprendrai rapidement qu'il s'agit des patriarches déjà arrivés depuis tôt le matin, ce qui montre que quelque chose les a motivé, alors qu'on les attendait à 11h.

12 avaient été choisis et invités. Léonard avait bien fait savoir qu'on ne pouvait en accueillir, entendre et honorer plus à la fois. Qu'importe, j'en compte 19!

Vite nous sommes installés, les uns chez le Pasteur, les autres dans la maison dont la construction est avancée sans être finie, qui va servir de lieu de rencontre.
La cuisine et la salle de bains sont en projet. Un wc est branché, un trou au sol où part l'eau permettra les douches. L'eau n'est pas au robinet, un grand bidon sera rempli dans la journée afin de nous permettre, tard le soir, les ablutions bien nécessaires aux voyageurs et participants que nous sommes.

Une réunion de mise en commun des informations que détiennent les uns et les autres, ainsi que de la mise en place d'une stratégie pour la journée est improvisée sur la terrasse d'une maison voisine et amie. Il faut nourrir tout le monde rapidement : l'heure est déjà avancée. Mais l'épouse du pasteur (Mme Nyemb Héles Rose, tel 9982 9503) qui va accomplir des miracles pendant ces deux jours ne saurait transformer en repas ce que nous venons à peine de lui apporter. Alors ce seront des sandwiches et des mangues pour ce midi.

Nous enchaînons avec une réunion dans la grande salle où des chaises sont arrivées grâce à l'action efficace de l'équipe ainsi que du pasteur et sa famille. Nous sommes installés en "rond" ou plutôt en carré le long des murs, les patriarches et nous. Chance: je suis devant une fenêtre et l'air me rafraîchit.

Le pasteur qui va servir d'interprète du Bassa en Français et du Français en Bassa, ou plutôt qui dira ce qu'il a envie de dire, est avec nous. Il annonce le commencement de la réunion et du travail ensemble. Léonard nous présente, présente le projet que tout le monde est censé connaître, mais… Bien que cela lui complique grandement la tâche, il "remercie ceux qui sont venus en plus pour nous aider à faire en sorte que la mémoire ne se perde pas. Nous devons, dit-il, mettre en commun afin que tous, toujours, sachent que qu'est le Cameroun et comment il a commencé. Car le projet n'est pas autour de n'importe quels contes, mais les histoires "réelles", la mémoire de la région. Merci de choisir les histoires les plus fortes, les plus représentatives, car nous n'avons pas, pour cette fois, un temps assez long pour tout collecter".
Il explique que "Martine est conteuse, elle vient participer aussi et partager". Il me passe la parole afin que je me présente et explique ma présence. Que fait, en effet, cette blanche parmi eux? Je redis que je suis conteuse, j'explique que c'est une tradition familiale puisque enfant j'ai connu des veillées contes chez mon arrière-grand-mère à Plouaret, Côtes d'Armor, France, l'un des villages où ont été collectés les contes de Bretagne à l'époque où la crainte de les voir disparaître a fait réagir des lettrés. Mais aussi que je suis indienne par filiation spirituelle, que ma tradition de contes est plus indienne que française, que toute initiation reçue l'a été en Inde où la tradition du conte décline face à la radio, la télé, et autres pollutions des personnes. J'explique que je suis venue aider, que mon rôle sera de prendre des photos, s'ils l'acceptent.

Ils ont l'air d'accepter ma présence et ce que je dis. La suite prouvera que c'est bien vrai.


Léonard tient à préciser que "nous faisons tous cela non pour y gagner matériellement, mais pour les générations à venir. Le projet est de produire un livre en langues Bassa, Français et si possible anglais, afin de partager via cet ouvrage qui sera là quand nous ne serons plus".

L'Ancien des anciens, se lève. Il parle au nom des autres. Lorsqu'une parole commune à tout le groupe devra être dite, ce sera toujours l'aîné qui parlera. Régulièrement ses déclarations seront appuyées par les murmures ou interjections d'assentiment du groupe, afin qu'il soit bien clair qu'il ne parle pas pour lui même mais pour tous.
Il nous dit que "Cette famille est l'une des plus vieilles, installée dès 1902-1903 ici dans le Grand Centre. C'est celle de Nodgdjié Nodikil. Merci d'avoir pensé à nous. C'est comme ça mes frères, c'est comme ça, nous raconterons tout, oui nous raconterons". En chœur tous affirment "oui".

Léonard demande, qu'afin que leurs noms soient cités correctement, ils veuillent bien remplir une sorte de fiche avec tous les éléments permettant de savoir vraiment qui offre la mémoire de la tradition aux générations futures.


Sont présents :
- NYOGA Félix Clément
Marié, père de 8 enfants,
Tradition : Bassa (tribu)
Clan : Ndognjée/Log Moo
Village : Songmbengué
Arrondissement : Massok SLL
Département : Sanaga Maritime
Région : Littoral
Fonction : cultivateur
Date de naissance : 23.XI.1957
Marié à une femme.

- NSOUMBI Jean Marcel
Date de naissance : 7.X.1951
Arrondissement : Massok Songloulou
Département : Sanaga Maritime
Région : Littoral
Village : Mbanda
Tribu : Bassa
Clan : Ndôgndjé Lôgtomnok
Fonction : hôtelier
Marié 1 femme
Nombre d'enfants : 7
Représentant chef de village de Mbanda

- Kaljop II Martin
Né le : 06.XII.1963
Arrondissement : Massock Songloulou
Département : Sanaga Maritime
Région : Littoral
Village : Songmbengué
Tribu : Bassa
Clan : Ndognjee Famille Lôgmôô
Fonction : cultivateur - animateur communautaire
Situation matrimoniale : marié 1 femme
Enfants : deux filles

- HEMLE MAYENE Jacob
Né le : 30.V.1954
Arrondissement : Massock Songloulou
Département : Sanaga Maritime
Région : Littoral
Village : Dikokol Songmbengué
Tribu : Bassa
Clan : Ndognjee Famille Lôgmôô
Fonction : cultivateur
Statut marital : marié, 1 femme
Nombre d'enfants : 6

- NLEP II Sadrac
Né le : 30.XI.1965
Tribu: Bassa
Clan : Ndognjee, famille : Log Nkam
Département : Sanaga maritime
Région Littoral
Arrondissement : Massock Songloulou
Fonction : électricien, chef de village Song N'kam
Marié à une femme
Nombre d'enfants : 8

La collecte des fiches se passe dans un joyeux désordre, nombre d'anciens se font aider par d'autres pour écrire leur fiche, soit leur vue est mauvaise, l'âge aidant (aucun n'a de lunettes ce qui semble bizarre compte tenu de la tranche d'âge. Aussi…), soit ils ne savent pas écrire.

Repas (sandwiches) et pause. Nous devons reprendre à 15H
Léonard fait une réunion avec le groupe d'alphabétisation du secteur dans lequel il est très impliqué.
Pendant ce temps les conteurs un à un viennent me dire qu'ils sont là, qu'ils ne seront pas toujours présents, qu'il serait temps de s'y mettre, que les réunions d'alphabétisation pourraient se faire ailleurs ou à un autre moment. J'informe Léonard qui ne change pas son programme.

A 14h45 sa réunion se termine et il va chercher du matériel laissé chez le pasteur. Pendant ce temps pour calmer les esprits qui commencent à surchauffer style "On se fout de nous! On nous néglige…". Nous commençons la réunion avec le Pasteur. Je joue "l'animatrice" et, pour occuper les esprits et le temps, j'explique que chez moi, quand on arrive quelque part, on fait un cadeau. Alors, comme je suis conteuse, je vais leur offrir deux contes : l'un français, l'autre indien. Je conte en chantant en partie "Le Roi Renaud". Ils apprécient. Puis j'explique que chez moi, en Inde, on ne saurait conter chaussé, que la terre sur laquelle on conte est sacrée, je les salue à l'indienne, puis je conte en une fois "celui qui voulait la Parole secrète mais est incapable de garder une souris dans une boite" et "Shankar et Saralah". Là, l'attention est totale, parfaite, ils sont avec moi, ils approuvent de la voix, ils applaudissent quand ils sont touchés. A la fin, nous savons que "nous sommes ensemble", non seulement parce que c'est une formule camerounaise, mais parce que nous nous sommes parlé au-delà des mots.

14h55 Léonard, l'équipe et le matériel arrivent. On déclare l'activité re-commencée.

Le pasteur impose une prière chrétienne. Personne ne conteste, comme je m'étonne auprès de lui, il affirme : "ils sont tous chrétiens". Pourtant ensuite je constaterai qu'à part moi qui ne relève pas de sa confession, il y a un athée militant, un chef de village musulman qui a établi une mosquée à deux pas d'ici, ce que le pasteur ne peut ignorer, un juif qui se "trahit" dans ses mots, sa façon de parler, des animistes qui subissent patiemment, silencieusement, le christianisme militant. Séquelles des conversions autoritaires des colons? Complexes intégrés que tout ce qui n'est pas "chrétien" n'a pas le droit de se dire haut et clair, que c'est de la "sous-religion", que cela fait d'eux des "sous-hommes"?
Le chef de village musulman viendra m'expliquer que "tout va bien entre nous, il n'y a aucune tension, on se respecte". J'ai bien du mal à le croire : il faut sûrement entendre "nous le respectons, alors il fait comme si nous n'existions pas, et ça évite les conflits"… Bon, si ça leur chante de se faire écraser… Je ne peux pas oser exister à leur place.


Quelques chants, histoires et proverbes qui parlent des grands personnages qui ont marqué la région. Mais la luminosité descend et il est difficile de faire des photos convenables. Alors chacun prend sa chaise et nous partons sous le manguier. Dehors, même à l'ombre de l'arbre, il fait plus clair que dedans.
Las! Les mout-mouts (insectes minuscules mais féroces et tellement nombreux ici!) sont là qui vont nous harceler.
Les mout-mouts sont ici des insectes noirs, volants, à peu près de la taille des puces, ailleurs, en général, ils sont minuscules, on ne les voit pas mais on les sent! Ils vivent là où il y a des ruisseaux et marigots mal entretenus, ainsi que de la végétation dense. Ils sont là, dit-on au lever du jour et à la tombée de la nuit, disparaîtraient en pleine nuit et au plein soleil. Selon mon vécu : ils dorment peu la nuit et se moquent du plein soleil... J'ai été piquée à toutes les heures, même si c'est plus important aux lever du jour et tombée de la nuit. La piqûre de ceux d'ici est particulièrement étrange : ils font un trou bien rond d'un 1/2 mm de diamètre, qui saigne fort: je pense qu'ils injectent un fluidifiant pour que ce soit aussi liquide. C'est vraiment douloureux. Tout le monde prétend que la brûlure disparaît en trois jours... La suite me prouvera que non. Quant à la démangeaison, une expérience préalable m'a montré que j'en ai pour au moins une semaine… Un vrai bonheur!
Au début leur agression est à peu près supportable, mais plus le temps coule plus chacun passe son temps à se frotter ou à donner des claques sur ces insectes volants, pas plus gros qu'une puce mais qui piquent en laissant un trou saignant circulaire d'un demi millimètre de diamètre. Très vite il y a gonflement plus ou moins intense, et démangeaison.

Les conteurs veulent suivre leurs habitudes, se présentant dans un panégyrique simplifié, ils s'offrent à nous. Un premier d'abord, puis un second que tous saluent et soutiennent verbalement.


Le premier revient, il raconte, toujours accompagné d'un membre de son clan, témoin de la validité de sa Parole.
Le second revient, qui insiste grandement sur le fait que son totem est le lion, roi de la forêt… C'est celui qui pendant le repas s'était déjà présenté à moi sous cette forme. Comme je lui avais dit que le mien est la panthère, il m'avait répondu "même la panthère est un sujet du lion". Aussi en parlant il me regarde droit dans les yeux et relève le menton histoire de me rappeler qu'il est mon "aîné".

Certains contes glissent d'un conteur à l'autre. Les patriarches semblent s'interpeller, tenter de se convaincre l'un l'autre avec des gestes pour renforcer la Parole.
Il y a un ordre implicite. Les regards se tournent bien avant le premier mot, alors que le précédent parle encore, vers le suivant.

L'un raconte que ses anciens n'aimaient pas envoyer les enfants à l'école. A l'école on en faisait des hommes faibles, dépendants, des fonctionnaires parfois. Eux voulaient en faire des guerriers, des initiés, de grands voyants.

D'autres parlent mais je n'ai que des bribes détachées de tout contexte : le pasteur traduit quand il veut, ce qu'il veut. Cela donne un puzzle surréaliste :
L'un : - … Il est le père des Bourra, c'est une femme qui les a engendrés…
L'autre raconte l'histoire de ses ancêtres qui ont donné une fille en mariage dans un village. En échange, une fille de ce village a été donnée en mariage chez eux. Mais leur fille a accouché tandis que la femme de l'autre village n'a pas eu d'enfant. Alors ils sont allés demander un fils en compensation. Et on leur a donné un enfant mâle.
Quelques temps plus tard : … après ils ont été déportés, alors leur famille est dispersée, mais ils ont essayé de garder les choses de la tradition et maintenant je suis là.
Un autre : … Autrefois, un de mes grands-pères qui était très violent a tué un blanc…

Il est interrompu par un autre qui prend la parole, se présente ainsi que sa famille.
Dans l'assistance, certains expriment leur désaccord en faisant semblant de dormir pendant qu'il parle. Il raconte que… quelqu'un tradition est parti en laissant sa "tradition" (son rôle traditionnel, social) à son frère. Quand il est revenu, il a dit "rends-moi ma tradition", mais le frère à dit "non, maintenant, c'est ma tradition".
Ils sont nombreux à faire grand bruit, à s'insurger, il est probable que ce sont des histoires croisées entre leurs familles respectives. Mais d'autres demandent qu'il raconte l'histoire, sans doute ont-ils des intérêts communs avec le conteur.

Je ne sais plus bien quel conteur parle quand le pasteur me traduit un passage :
Leur patriarche des patriarches, c'est Bassogui…
En 1890, le Major Dominique, un allemand, restait sur une colline proche dont il voulait faire la capitale…
27 mai 1955, les tout premiers morts pour l'indépendance tombent à Songmbengué, Cameroun… suit la liste des noms des morts.
1902, c'est alors que le premier chef: Cobayendé*, a été installé à Sogmbengué, ainsi que la Mission…
Les Allemands étaient violents, mais le Lion* a été baptisé…

A partir du moment où il est question de cette période, chacun veut prendre la parole, a quelque chose à ajouter.

Les territoires ont été délimités et on a mis des gardes pour qu'ils soient respectés…
Les tombeaux des Allemands ne sont pas loin, et les Allemands viennent tous mettre des fleurs là-dessus…

Rencontre d'une meute de chiens contre un homme…

Histoire : Comment le crabe est sorti de l'eau et est allé jusqu'à la table. Avant c'était interdit de le manger, mais il est passé par la Chine, et puis…

Proverbes

Quelqu'un raconte L'histoire d'un certain "courtes-cuisses"… Tout le monde a son avis sur cette histoire. L'un d'entre eux déclenche les rires mais aussi des "hé hé" approbateurs…

Une histoire semblant ne jamais trouver sa fin, le pasteur la raconte, à la demande de Léonard. Tout le monde l'épaule en soufflant qui les mots, qui les noms, qui les passages qui pourraient lui manquer.
L'un d'entre eux a des éléments en plus à donner. Il parle en Bassa avec quantité de mots français glissés au milieu, tout particulièrement lorsqu'il cite le héros "Courte-cuisses", ou qu'il évoque son univers.

Le pasteur : Dans cette région, ils ont vécu 40 ans de guerre, c'est pourquoi même les enfants naissent dans cette atmosphère…

…C'était un préfet qui utilisait un prêtre pour pouvoir déstabiliser les maquisards…

Voilà plusieurs heures que je tente de suivre alors que je ne comprends pas un mot. La fatigue du voyage, une réaction intense aux piqûres de mout-mouts, et la tension extrême qu'il me faut pour noter tout ce que je vois sans comprendre, font qu'il me devient difficile de rester éveillée, d'écouter ou plutôt d'observer attentivement les conteurs.

… Le "salaud" de l'épopée n'est mort qu'en 1973…

Nous arrêtons. Je ne suis pas la seule à fatiguer et à avoir atteint mes limites. Nous rapportons les chaises à l'intérieur.

Mr NLEP II Sadrac, conteur, participant au groupe d'alphabétisation, et chel du village de Songnkam Songmbengué, me montre la photo de son grand'père, Mr NLEP Sadrac, mort martyrisé à Songmbengué le 25.VIII.1960, qui fut le premier président du mouvement UPC dans tout Babimbi Centre. Sur la photo, avec lui, Mme Mooh Hermine, épouse de M. Nlep Sadrac. (photo noir sur blanc du couple) La photo est très abîmée et commence à tomber en miettes. Je lui propose de la photographier, de la faire tirer et de la lui envoyer sous couvert de Léonard Logmo qui vient souvent ici et le rencontre, naturellement, puisqu'ils travaillent ensemble à l'alphabétisation.

Nous allons chez le pasteur pour un vrai repas dîner. Mme Nyemb Héles Rose, épouse du pasteur, nous a préparé un festin avec les femmes de la famille.

Tout le monde dîne, y compris quelques profiteurs, voisins qui s'invitent sans vergogne et auxquels nul n'ose dire qu'ils ne sont pas invités. L'équipe qui arrive en dernier a tout juste sa part. Léonard fait un festin de mangues. Je ne savais pas qu'un corps humain pouvait en contenir autant! Il paraît qu'Elisabeth, son épouse, lui aurait dit qu'il allait être malade si elle avait été là. Je la comprends!

Comme nous sommes dans le noir, avec deux bougies et une lampe à pétrole, la soirée tourne court. Certains conteurs avaient prévu de chanter et danser, mais…
Le vins de palme circule. J'y goûte. Comme d'habitude, c'est aigrelet et très fort. Non, ce n'est pas mon "histoire", d'ailleurs je n'imagine pas boire par cette chaleur et alors que je veux être très attentive à tout ce qui se passe.
Peu à peu ils s'en vont dans la nuit.
Il ne reste bientôt que l'alcoolique de service qui vide godet sur godet, dont la langue devient de plus en plus épaisse, pâteuse. Bien qu'il parle en Français, j'ai de plus en plus de mal à trouver du sens dans son long soliloque. Il a commencé avec un long, très long panégyrique qu'il radote, qui tourne en rond autour de deux ou trois évènements sans intérêt réel. L'alcool, naturellement, lui permet d'avoir des opinions sur tout, des conseils à donner dans tous les domaines et dans une telle confusion qu'ils sont assurément inutiles. Il regrette très fort que nous n'ayons pas dansé.

Je m'endors pendant qu'il parle, j'ignore comment je suis restée sur ma chaise sans tomber, sans montrer que je ne suis pas du tout.

Après un débarbouillage sommaire car je ne tiens plus debout, je m'endors malgré les brûlures des piqûres de mout-mouts. Léonard m'a trouvé du citron qui, paraît-il, les tient à distance et calme le feu pourvu qu'on s'enduise copieusement de jus de citron toute partie à l'air libre. C'est mieux que sans, mais la douleur reste intense et quelques voraces franchissent la barrière citronnée. Je prends un second antihistaminique. Il en faudra quatre entre minuit et midi le lendemain pour faire dégonfler les mains et les bras : au début, je ne peux plus bouger les doigts, mon bracelet et ma montre ne tiennent plus sur mes bras boursouflés. La douleur est identique à une brûlure à l'huile chaude.

Tôt le matin, je suis déjà réveillée par la douleur, mais je me lève lorsque la lumière soudain jaillit dans ma chambre, et trouve l'équipe en place, groupe électrogène enfin fonctionnel. Je m'empresse de recharger la batterie de mon téléphone portable et celle de l'appareil photos.

Une image surréaliste m'apparaît : l'équipe a sorti tout un matériel sophistiqué, et passe sur ordinateur la collecte des photos, films et audio d'hier. Dans l'environnement qui est le nôtre depuis hier, c'est un vrai choc des cultures.

J'envisage une douche. Je ne suis pas la première et la pièce qui était déjà un peu sommaire est désormais boueuse, par surcroît. Qu'importe, habituée aux voyages sac à dos en pays où l'hygiène est sommaire, je prends un seau d'eau et me lave au gant, ce qui est très efficace aussi, somme toute.

Puis je lis en attendant le signal du départ vers le petit déjeuner chez le pasteur.


En chemin, je croise l'alcoolique d'hier soir, totalement dessaoulé et plutôt frais, semble-t-il, ce qui est impressionnant et témoigne d'une longue habitude. Il affirme avoir peu dormi parce qu'il "était à un deuil". Son séjour parmi nous est donc rentabilisé.

Chez le pasteur, ils sont presque tous déjà là, tous sourires dehors, les mains tendues pour me saluer fort gentiment.

Le petit déjeuner est constitué de pain sec et de café léger, d'office lacté et terriblement sucré. J'ai l'impression d'avoir du caramel dans la bouche qui s'empâte. Pas terrible pour les diabétiques! J'ai déjà remarqué en d'autres circonstances que le mot "diabète" n'évoque rien… Non qu'il n'existe pas ici, mais il est négligé avec enthousiasme. Sur le chemin du retour, la belle-sœur de Léonard rira de moi qui boit de l'eau. "Ici on boit du vin, de la bière ou des jus!". Par "jus" il faut entendre, non un fruit pressé, mais les Coca, Sprite, Jino, Tops et autres boissons gazeuses à goût chimique et fort taux en sucre. Cela doit être efficace contre les amibes, mais crée assurément d'autres difficultés.

Tandis qu'assise sur les marches je tente d'avaler mon sirop de café, plusieurs patriarches m'approchent à tour de rôle pour me dire qu'on ne va pas parler autant ce matin parce que la tradition, les rites, n'ont pas été respectés. Etrangement, c'est à moi qu'ils disent tout cela. J'explique sans cesse que je suis aussi "invitée" qu'eux, que c'est à l'équipe qu'il faut parler, à Léonard tout particulièrement… "Non, vous, vous comprenez. Voyez ce qui peut être fait".
Est-ce vraiment les rites qui manquent ou mon visage pâle les a incités à croire qu'il pourrait y avoir plus de souvenirs matériels à rapporter que ce qu'on leur a annoncé?
Un vent de fronde souffle dans la maison du pasteur.

J'espère que ma présence ne met pas l'entreprise de Léonard et l'équipe en difficultés!
Je les préviens.

Léonard et le pasteur concoctent un plan d'apaisement.
Le pasteur convoque une réunion à laquelle ni l'équipe ni moi ne participons.
Je suis toujours sur les marches du perron, tous les patriarches sont dedans et le pasteur explique longuement. Il y a des réactions, c'est très vif. Mais tout est en Bassa. Je ne sais que la houle, pas les mots. On dirait une réunion "politique" : manifestement un plan s'élabore. Nous verrons le résultat plus tard!

Afin de ne pas être indiscrète, car même l'ambiance "parle", je décide de partir vers le lieu des réunions où est déjà l'équipe pour préparer le matériel, ou pour laisser le champ aux explications.

Je marche sur le chemin de terre, rencontre des gens qui sourient, font signe… Comme il est plaisant d'être ici, les rapports sont autrement plus humains qu'en ville.

J'arrive au niveau de la chefferie et du chemin vers le lycée, je suis rattrapée par un jeune homme qui me signale qu'on m'appelle, là derrière, sur la route. C'est un des patriarches.
Je découvre bien vite que c'est Sa Majesté SOM Albert, Chef traditionnel 3ème degré de Songmbengué Haoussa (Canton Babimbi II, département de la Sanaga Maritime, via Pouma), Il me propose de visiter sa chefferie, juste là.

Je suis très touchée et je le suis.
Il me montre tout de suite le lieu où il travaille les herbes et soigne. Car il est aussi guérisseur. Il me montre l'étui métallique qui contient tous ses secrets et instruments. Il m'explique qu'une fois l'an il est ouvert devant la famille, inventorié, expliqué afin que nul ne perde la tradition, et les herbes sont mijotées en décoction dont chacun boit afin d'être protégé pour l'année. C'est cette décoction qui servira à soigner ceux qui viendront chercher de l'aide.
Lorsqu'ils viennent, ils doivent se rendre à un endroit hors de la maison où ils sont lavés, purifiés. Alors seulement ils peuvent entrer. Parfois, si le "mal" est trop tenace, ils sont amenés en un autre lieu, un peu plus distant de l'habitation, sous les arbres, et délimité par des pierres. Là des herbes sélectionnées poussent et des objets rituels sont déposés ou suspendus. Le mal ne saurait résister à ce traitement-là.
Je l'interroge : "mais vous, vous n'êtes jamais saisi par ce mal dont les autres se purifient chez vous? Et si cela arrive avez-vous une protection?". Il me regarde, hoche la tête "Vous savez". Puis il sourit et me montre le premier lieu de purification "en ce cas je vais là-bas et je me purifie". "Ca suffit?", "pour moi, ça suffit. Je suis protégé".
Ce n'est qu'après avoir fait ce tour des lieux sacrés, qu'il m'invite à rentrer chez lui. Son domicile est bien modeste. Aux murs deux cadres remplis de photos dont certaines sont bien vieilles : des vies, toute une généalogie émouvante. Il me montre ses parents, ses grand-parents, sa première épouse décédée et sa voix se casse, ses deux autres épouses. Sa voix redevient joyeuse pour parler des petits enfants. Nous restons un moment silencieux. Nous avons partagé quelque chose d'intime, de dense, d'important. Nous le sentons.
Et puis nous sortons. Dehors, le soleil, des enfants qui accomplissent leurs tâches. Il me présente à deux de "ses filles" dont l'une est son enfant, l'autre sa belle-fille.
Je lui demande l'autorisation de le photographier devant sa chefferie. Il en est content, il pose. Je lui enverrai la photo. Il ne le sait pas, ce sera une surprise.
Avant que je sorte de chez lui, il m'offre des mangues : pas question d'être venue et de repartir sans rien recevoir!

Puis nous passons à côté : il a fait construire une toute petite mosquée. J'ôte naturellement mes chaussures, il est content et me fait entrer. Comme je salue ce lieu, il devient volubile, m'explique qu'il est devenu musulman à l'âge adulte, qu'il veut transmettre sa foi. Je ne le sens aucunement virulent, missionnaire, juste heureux de partager ce qui le rend heureux.
Un tableau noir avec des mots en arabe : il faut bien enseigner à lire Le Livre!
"Mais, m'explique-t-il, quand je suis devenu chef, j'ai fait partager officiellement le territoire en 4 chefferies. C'était trop grand. Ma chefferie est laïque : chacun doit s'y sentir chez lui et vivre ce qu'il a à vivre". Je ne veux pas l'insulter : il m'a reçue en amie, je sors en amie, je ne pose pas de billets entre nous.

Mais je crois que je l'aiderai un peu financièrement un de ces jours à repeindre ou améliorer sa petite mosquée. En effet, je visiterai un peu plus tard un projet grandiloquent de temple chez le pasteur. Il est urgent de contrebalancer un peu le poids de ce christianisme envahissant!

Nous repartons ensemble afin de rejoindre le groupe qui va commencer la réunion en vue de la collecte.
Le pasteur impose sa prière. Je demande que les autres religions puissent s'exprimer. Le pasteur assène à nouveau "ils sont tous chrétiens", je dis que je sais que non, que moi-même je ne le suis pas. Il hoche la tête. Des conteurs à ma droite me disent "en fait, il n'y a qu'un dieu!", "oui, mais les prières diffèrent". Rien ne se produit : c'est mon combat pour la liberté de pensée et d'expression, pas le leur.

Apparemment les "parasites", ces personnes qui, hier, faisaient de la figuration sans intervenir, n'ayant probablement rien à dire, ont disparu : ils ont bien entendu le message "seuls seront dédommagés de leurs frais de déplacement et de séjour ceux qui ont été invités". Il ne reste que 15 conteurs.

Ils apportent un tam-tam. La séance commence "dans les règles" avec le battement du tam-tam, des chants, des danses.
Les initiés ont nommé un Ndognjée pour dire que "les explications de ce matin ont clarifié la situation. Il est bien que les choses soient faites selon les règles. Quand il y a un problème, il faut parler".
Les chants et danses reprennent de plus belle, joyeux, vivants. Ma crainte de gêner le bon déroulement de la collecte disparaît en partie quand plusieurs viennent me chercher pour danser avec eux. L'un d'eux m'explique "nous voulons bien conter ce matin pour Martine qui peut comprendre, elle". Bon, ça recommence… Quelle est cette attente démesurée liée à ma présence?
A moins que ce soit juste une façon de ne pas perdre la face, de justifier le retournement de situation après la fronde du matin.

Puis l'ancien revient dire en vrac "merci de collecter" - "nous sommes ensemble" - "oui, nous avons peur que la tradition se perde" - mais aussi : "nous avons le sentiment que tant qu'un seul reste elle n'est pas perdue".

Un conteur vient dire "l'histoire d'inceste" qui a blessé longuement sa famille. "Celui qui a été imposé à (sa) sœur". Il parle de "(ses) parents qui savaient deviner l'avenir, qui ont dit que la localité n'était pas bien pour eux, alors ils se sont dispersés"… "A cause de l'inceste de mon père, j'ai moi-même perdu cinq enfants… C'est par la divination que nous l'avons su".
Si les choses ne sont pas dites, si elles restent secrètes, ce sont des poisons qui minent la famille ou le groupe social.

L'équipe dépose des boissons : vin, vin de palme, "jus" et eau près du tam-tam, offrande, hommage, encouragement. Il semble que je sois la seule qui envisage l'eau puisque l'unique bouteille m'est apportée. Sachant qu'il y a au moins un musulman dans le groupe, je prends un godet, le remplis, et fais poser la bouteille près du tam-tam, accessible à tous.

Le pasteur prend très souvent la parole. J'ai l'impression qu'il censure certains contes. En particulier, ceux qui sont lestes ne sont évidemment jamais traduits, mais aussi interrompus par ses soins. Je les repère au fait qu'il y a un conteur spécialisé dans ce type de contes et qu'il déclenche une hilarité dont la teneur ne laisse aucun doute. Léonard interrogé me confirme mon impression : ces rires-là sont des rires d'hommes parlant de sexe.

Le pasteur se pose d'office avant l'ancien des anciens, il parle et tout le monde laisse faire… mais ils manifestent par des moues et autres gestes qu'ils n'en pensent pas moins. Simplement, ils ne contestent pas haut et fort.

Le conteur qui ose les histoires de sexe, arrive avec une lance tout en bois: hampe large, la partie pointe est un rétrécissement sur le bois avec un bout effilé. Il pose la lance au sol, près du tam-tam : "… mon grand-père a tué le lion, non la panthère, avec la lance… "

Battement du tam-tam pour informer toute la population qu'ils sont ici, qu'on a mangé et bu ensemble, que la population peut venir.

Clairement les "vrais anciens" ne sont pas nécessairement les plus vieux. Ce sont d'abord les initiés, puis les chefs, enfin les vieux… On peut donc être jeune physiquement et "ancien" rituellement.

On partage les libations, on me donne du vin de palme. J'explique que je ne prends pas d'alcool, "mais ce n'est pas de l'alcool, c'est une libation". Il faut donc que j'en prenne un peu. Je bois deux gorgées, je rends le reste du verre à celui qui l'a apporté. Ça va pour eux, du moment que j'ai participé. Pour moi, la tête tourne tout de suite… "C'est du fort!". Comment fait le musulman? Certains refusent catégoriquement de boire le vin de palme dans un gobelet en plastique, il faut absolument des coques de noix de coco évidées. Elles arrivent en un clin d'œil.


Le conteur aux histoires lestes annonce : "…mon père a écrit la tradition sur un cahier que je garde précieusement. Elle ne peut pas se perdre : elle est écrite!"
Me revient en mémoire le cahier de chansons de mon grand-père, le cahier des notes de voyage de mon père…

Le pasteur pose une question : "pourquoi, dans la tribu des Ntomb, on peut se marier avec les huit tribus alentour?"
Cela déclenche un charivari. Toutes les réponses possibles sont criées dans tous les sens.
Quand l'atmosphère s'apaise un petit peu… des explications viennent qui n'ont l'air de convaincre personne.
Un autre conteur s'appuie sur son cahier dont il n'a pas parlé mais… il est là.

Finalement, le plus ancien qui se trouve être aussi, probablement, le plus vieux, se lève pour parler au nom de tous et répondre posément à la question.

J'ai un peu de mal à suivre car le pasteur, très intéressé par la réponse, oublie de traduire.
Je note des bribes : "… Bassogo grand-ancêtre de tous… Le père se nomme Bassogo aussi… Ndjéé, fils de Bassogo père n'a eu qu'un seul enfant, un fils nomme Ntombé… L'unique a eu un premier fils nommé Ndjié Bassogo, un second nommé Béac Bassogo, un troisième Ngong Bassogo… Le fils unique était donc seul! C'est pourquoi il se construit seul… C'est pourquoi il se marie avec tous les autres puisqu'il n'a pas de parenté…"
Encore une période de charivari. Le pasteur tente, sans résultat, puisqu'il est celui qui a amené le trouble, de calmer le groupe.
Finalement un conteur se lève. Il ramène le calme dans la réunion.
Le pasteur intervient. Il parle longuement. On lui répond calmement.
Celui qui raconte la descendance de l'Unique le fait tranquillement, mais certains parlent entre eux. Il les reprend vertement : Même le chef de 3ème degré s'excuse d'un geste d'apaisement: la Parole est sacrée, on ne la dérange pas.
Le conteur finit par "c'est facile"
Le groupe acquiesce : "facile".
Toutefois un autre prend la parole pour donner des détails supplémentaires.
Ces détails soulèvent des contestations virulentes et des commentaires variés, jetés au travers de la pièce ou échangés de groupe à groupe.

Il apparaît très vite que celui qui parle n'a pas l'aval du groupe. On lui signifie vertement qu'"il n'a pas reçu l'initiation traditionnelle!". Il se défend, mais "ça chauffe"… Pour ramener le calme on en vient à battre le tam-tam.

Léonard prend la parole pour apaiser et resituer le but du projet : "Voilà pourquoi nous sommes là, pour que des histoires plus ou moins comprises soient transmises comme elles le devraient. C'est normal qu'on discute parce que nous voulons nous retrouver. Certains ont l'histoire à un niveau, d'autres à d'autres niveaux, et c'est bien de discuter pour que l'histoire vraie sorte de la discussion".

Un conteur : "… C'est la famille traditionnelle qui détient la pierre. Celui qui a la pierre a le titre (rôle), le droit et l'obligation d'agir en conséquence.
Celui qui a été contesté reprend la parole, tente un "non, mais…", et soulève un nouveau tollé.

Le chef tente de prendre la parole. Le silence ne se fait pas.
Le conteur qui a le cahier du Père, surgit, armé de la balayette qui écarte les négativités. Il vient faire taire la houle, afin que l'on écoute le chef.
Tandis que le chef parle, deux ou trois conteurs scandent sa déclaration de courtes interjections, les unes qui disent manifestement "oui", les autres disent clairement "mais non!", voire "ce n'est pas tout!".
Etablir simplement une généalogie en donnant le pourquoi et le comment de cette généalogie pourrait bien prendre plusieurs jours!

Alternativement le calme revient ou la houle, mais c'est toujours la Parole qui prime. Aucun geste menaçant n'est jamais ébauché. Il n'y a pas de violence, même si les voix et les mots peuvent être très forts. Certains sont encore taillés pour se battre s'ils le voulaient, mais ici la Parole est reine.
Le conteur qui a le cahier du Père, dit quelque chose qui déclenche l'hilarité générale. La tension retombe.
Le chef vient me rassurer sur le fait qu'en fait on s'entend bien. Mais qu'il faut établir la vérité.
Je lui dis que j'entends bien que "celui qui n'a pas de racines, ou dont les racines sont malades, ne peut voir des feuilles saines sur ses branches". Il repart content.



"... 'La pierre qui a un trou', c'est de là que sont sortis les Bassa. Il y a des évêques qui ont voulu y aller, mais ils sont morts… Si vous pouvez y aller, vous verrez les marques, sur les pierres, de tous ceux qui sont passés… Quand les Bassa sont sortis d'Egypte, ils se sont installés là, sur cette pierre…" (variante du Mvett : ici ce n'est pas un fromager géant qui est troué, mais une pierre)… Le nom du rocher dont sont sortis les Bassa, c'est Mgog Lituba…"
Les autres se fâchent : "c'est la nôtre, pas la vôtre!"
Le conteur toujours équipé de sa balayette vient me voir pour m'expliquer: "souvent nos patriarches sont violents, c'est comme ça il faut le supporter, hein…". Je le rassure : "C'est par la parole, ils sont vifs, mais c'est ok". Il est rassuré, part content me tapant sur l'épaule pour signifier un "ça va, c'est bien".

Une autre histoire afin de signifier qu'il ne s'agit pas seulement de dire mais d'apprendre au cours de cette réunion : "Un homme avait deux fils : l'un nommé 'Je sais', l'autre 'Demande et on te dit'… Ses deux fils voyagent pour rapporter ce qu'ils doivent… 'Je sais' a pris sa voie, il se met au carrefour et répond aux questions. Il n'a jamais rien trouvé. Celui qui est allé demander a trouvé sa femme et il l'a rapportée…"

Alors l'histoire précédente continue : "…Certains ont traversé la Sanaga et sont allés vers Edéa. Mais ceux qui ont résisté et sont restés, on les appelle les Babimbi…"

Histoires de Songmbengué : "Le premier chef, installé en 1902, se nommait Koba Nyegué… Ce sont les Allemands qui l'ont intronisé". Là, c'est moi qui m'étonne : "Et même s'il a été placé là par les Allemands ça marche?", "ça marche et ça continue"…
"Avant, jusqu'en 1922, tout était dans la forêt. Les blancs sont venus et ont ouvert les savonneries…"
Sans que je parvienne à faire le lien, le pasteur est absent et l'équipe est très prise, le conteur cite "…les Grecs, dont Socrate…" en Français… Il en appelle sans doute à tous ceux qui ont une grande valeur, à tous les anciens…
Plus tard, il cite "…les Français qui se sont fait remarquer ici…" (en tant que Française je note que notre présence n'a eu rien de glorieux! Comment font-ils pour m'accepter si gentiment?).
"… tous les Babimbi qui diffèrent des Bafia, avaient leur grand marché ici… avant Solidari Babimbi ou solidarité Babimbi, premier parti avant le PC, en 1944, les mutins sont venus, ils ont détruit toute l'usine de savonnerie… alors beaucoup ont fui à Edéa car cette usine était devenue une usine à tuer… Les blancs ont fuit… On tuait, on mettait les gens dans des sacs et on les jetait à la Sanaga… Les blancs ne sont revenus qu'en 1948 pour tenter de refaire des savonneries, mais en 1955, ils ont fui à nouveau,… le feu s'est allumé en mai… Monsieur Rolland Pré était gouverneur ici, au Cameroun… en 1948 il y avait deux maisons du parti, une à Douala et une ici…
… Les King sont en fait des King Bamiléké, mais on a changé leur nom comme s'ils étaient des anglophones…
… La traversée de la Sanaga était une compétition mortelle… Plus de 45 jeunes filles sont mortes en 1948… alors ils ont fait un sacrifice à la Sanaga, et ils y ont jeté les œufs…
… La première voiture est arrivée ici le 21 mai 1945, apportée par le sous-préfet Rolland Pré…
… Songmbengué a été un centre pour le terrorisme en vue de libération… et encore maintenant, nous sommes comme ça…
… Il y a eu un premier bac sur la Sanaga, mais la corde s'est coupée et beaucoup de personnes sont mortes quand le câble s'est coupé…

Nous sommes, au fil des heures, passés des contes initiatiques, aux légendes généalogiques et nous voici dans l'histoire pure. Maintenant les conteurs sont très paisibles : on ne parle pas des choses sérieuses, importantes, secrètes, il ne se passe rien qui requière leur énergie.

… "Les Français ont trop peur de la guerre. Ils sont venus pour le commerce, mais quand la guerre éclate, ils prennent la fuite…"

… " ? voyageait avec un Grec… La voiture tombe en panne. Le Grec va dormir chez son frère. Lui tente de réveiller la voiture avec la manivelle… Ça démarre… mais il ne sait pas conduire. Quand même il prend la voiture et cause un accident… fin de la voiture et du chargement de savon…
…" c'est M. Blanco, un Espagnol, qui fut le dernier fabricant de savon ici… C'est à Songmbengué que toute l'activité de savonnerie du Cameroun a commencé, parce qu'il y avait beaucoup de palmistes ici… Maintenant il n'y a plus de savonnerie du tout ici…"

Le conteur qui a le cahier du Père, vient nous dire en aparté : "j'ai une dot à payer, si vous savez ça! Mon fils est allé chercher une femme à Edéa, mais le bac a coulé, la fille est morte. Quand même, j'ai une dot à payer!". Il repart, espérant s'être bien fait comprendre : il compte sur nous…

Ma tête explose, voici plusieurs heures que je prends des notes, que je tente de suivre ce qui se dit dans une langue étrangère. Maintenant, j'ai du mal à suivre.

Proverbes expliqués:
- … "La tortue (symbole de sagesse) et le lièvre (symbole d'impulsivité irréfléchie)… entrent en compétition… La tortue dit au lièvre : je cours mieux que toi - rires de tous - … alors ils ont convoqué tous les animaux pour les départager. Le jour venu, le lièvre allait à toute vitesse, mais il ne savait pas que la tortue a la sagesse. Elle a placé ses frères sur tout le trajet et même sur la ligne d'arrivée… Ils partent en même temps… La tortue dit - pas de précipitation, mais arriver à temps! - ".

- "Quatre personnes ont décidé de travailler les noix ensemble, mais à tour de rôle. Trois ont travaillé mais le 4ème ne s'est levé que pour aller danser. Ce 4ème ose dire : je ne savais pas que c'était la danse qu'on avait organisé - Je croyais que c'était pour travailler les noix! -"

Tout le monde fatigue à ce stade, pas seulement moi. La moitié des conteurs a quitté la salle, ils échangent dehors.

- "- Une grosse pierre dans la forêt - signifie : on ne sait pas ce qui est dans la pensée de l'homme.

Pendant que les proverbes sont expliqués, un conteur qui croit que je ne le sais pas : "Il y a un patriarche (celui qui a le cahier du Père), qui ne raconte que les contes d'initiation sexuelle parce que la tradition parle de tout… Naturellement, il déclenche le rire…"

- "Un homme avait placé sa digue. Le goujon et même les crabes et les silures y entraient… Le crabe entra en dernier. Il commença à découper les goujons et les silures avec ses pinces. Quand le chef est venu, il a pris toute la nasse et le crabe a senti qu'il y a quelque chose de plus fort que lui! Le crabe est sorti en courant, mais l'homme l'a pris, l'a attaché et posé à côté. - Il y a toujours plus fort que toi! -. Nous qui sommes sur la terre, les uns mangent les autres, mais il y a toujours un plus fort, comme l'homme par rapport au crabe."

- "Le lièvre et le hérisson voyageaient. Ils ont pris un nom. Avant le lièvre a dit au hérisson : "tu t'appelleras 'Etranger'". Aussi quand on lui donnera la nourriture, ce sera la nourriture de l'Etranger. La nuit, le crabe a tout mangé… Alors on a dit "un étranger a tout mangé ici". Le lièvre s'est défendu : "je ne suis pas l'étranger", alors on a attrapé "l'Etranger' et on l'a mangé… Son nom : Tonya Cristal."

- "Le lion voulait connaître la pensée des autres bêtes. Il avait une tache sur lui, il voulait que s'ils étaient sages ils disent qu'il avait une seule tache sur son corps… Le lion avait mis sa digue dans l'eau, mais il avait pris le curé. Qu'est-ce qu'il fait là?… Il le libère. Puis il prend le silure, il se demande où il allait?... Il le libère… Il les libère tous, l'un après l'autre, trouvant toujours qu'ils ont une excuse…"

Quelqu'un affirme qu'il sait dire l'avenir.
Le conteur qui a le cahier du Père : "vous comprenez les choses? Alors moi je veux qu'on dise l'avenir". Il vient proposer au pasteur de lui dire l'avenir. Le pasteur s'insurge, il refuse comme si on lui avait mis un crapaud gluant dans la main.
Je préviens Léonard et ce patriarche que s'ils ont besoin de quelqu'un pour faire ce test, je veux bien servir de "cobaye", moi ça ne me gêne pas si on me dit mon avenir.
Le pasteur prend la parole pour orienter le débat ailleurs.
Le patriarche revient, avec du vin de palme pour que j'en boive un petit peu.

Pendant ce temps, quelqu'un raconte l'histoire qui justifie un autre proverbe : Un homme rentre chez lui, sa femme est avec un autre homme… Vite elle le cache dans un panier, mais l'enfant va répétant "Moi je connais, Maman connaît, mais Papa ignore"… Après plusieurs fois, le père dit "qu'est-ce que j'ignore?", - il y a un homme dans un panier -

… "L'aigle et la tortue étaient amis…
Le patriarche revient avec une écorce. Je l'ai déjà vu en croquer des morceaux de temps à autre. Il m'en donne. L'ayant vu en consommer plusieurs fois, j'accepte le petit bout. Il m'explique qu'il faut bien mâcher. Il en propose à Léonard qui demande ce que c'est. Le patriarche ne répond pas. Léonard refuse d'en prendre. L'écorce bien mâchée est amère et si sèche que j'ai bien du mal à la réduire en poudre et l'avaler. Je vais demander si je peux boire de l'eau. "Oui, oui, tout ce que vous voulez".
Pendant ce temps l'histoire continue : … mais c'est toujours l'aigle qui venait voir la tortue, car elle ne sait pas voler pour aller chez lui… Elle demande qu'on la mette dans un panier et qu'on remette ce panier en cadeau à l'aigle quand il viendra… Il s'envole avec, rentre chez lui. Quand il ouvre le panier, il voit la tortue et lui donne des tas de coups de griffe… C'est pourquoi maintenant la carapace des tortues est fendue…"

…" La rivière est sinueuse parce que personne ne lui a dit quel chemin elle devait prendre. Elle a demandé son chemin aux crapauds, mais ils lui disaient "par là, par là", "non, pas par là, par ici", "non, non c'est plutôt par là", alors elle cherchait, virait, tournait…"

… "Un homme vole tout ce qu'il peut. Alors pour lui faire une mauvaise blague, on enveloppe joliment un cadavre. Naturellement, il le vole! Quand sa femme ouvre le paquet, elle voit que c'est un cadavre et s'inquiète : "pose, dit-elle, le cadavre au carrefour, et vas vite chez tes oncles… La fin disparaît dans la prise de parole hâtive du suivant.
Je vais la demander au conteur, mais deux autres viennent me faire des reproches : "pas d'apartés pendant que l'on conte. Ils ne sont pas autorisés, il faudra faire cela après! Dans la tradition Ndognjée c'est ainsi".
Bon, je retourne à ma place. Le conteur me dit pas signes qu'on se verra après… (nous nous verrons mais parlerons de tout sauf du conte à terminer).
Quand on observe la scène et qu'on voit tous les apartés (sans déplacements toutefois), l'interdiction semble élastique… Mais soit!

… "Personne ne se déplace sans savoir pourquoi il a été invité ici, mais même ainsi, tous ne viendront pas… et tout ne sera pas montré et expliqué… Dans les réunions les "ndordnjée" ne viennent pas eux-mêmes, ils sont représentés, mais les neuf traditions sont représentées ici, ce qui est un grand signe d'amour… On vous montre, mais on ne vous explique pas.
Chahut
Le Chef à Martine, en Français : On n'apporte pas ici… Chez moi je vous ai montré. Il y a des choses qu'on montre et celles qu'on cache… Mais ça ne peut pas se faire ici… Il faut que vous veniez chez moi, alors on verra ce que je vous dirai.
Avec cette proposition de divination, on touche de trop près à l'essentiel, un recul se fait.
Le patriarche qui voulait "dire"… s'approche de moi, il "veut que ça se fasse". Mais plusieurs interviennent pour refuser, prévenir que "c'est prématuré, il faut revenir plusieurs fois, il faut 'payer le prix'." Le patriarche insiste "on saurait si elle ment"… Mais c'est non, c'est annulé.
Entre temps il a mangé dix fois plus d'écorce que moi.
Un autre lui en demande un peu il répond sèchement "pas toi, tu n'es pas prêt et tu n'en ferais rien de bon".

Quelqu'un affirme qu' "il y a deux mauvais patriarches ici".
Le pasteur confirme qu' "il y en a deux qui sont "mauvais", ils font le mal".

Ils sont en voie de clore la séance et décident de se présenter "sérieusement" avant de nous quitter : ils vont donner l'origine de leurs noms.

- "Un homme avec deux fils : Bouma le premier fils dont le nom signifie "casse et travaille", et Bourra Kito, le deuxième fils dont le nom signifie "multitude ou semence". Le 2ème fils est l'enfant qu'une fille a donné. Sa maman tendait les pièges et tuait les gibiers…

- Le Toubah, fils cade de … La tradition de la famille, c'est la traversée…

- Logpagan signifie "décanter (la situation"…

Le pasteur ne traduit plus tout, il me dit seulement que chacun dit d'où il vient.

J'ai l'estomac un peu chaviré par l'écorce, mais pas trop, la tête un peu "prise" dans un étau, une grosse chaleur au visage, mon bras droit est lourd et répond mal… Cela se dissipera rapidement après que j'aie revu le sens de l'origine de mon nom, de celui de mon époux et des difficultés que cela peut engendrer entre nous.

… "Il y a des Bassa partout depuis l'Egypte jusqu'au Cameroun…

- Lôgmôô = l'huile… Cette famille travaillait l'huile. Ils travaillaient les noix de palme.

- Longka…

- Nkam est un nom invariable, sans explication… Mais il y a une liane "nkam" qui a une sève qui colle… donc nkam c'est ce qui colle…

Tous ne donnent pas leur nom. Mais ceux qui le donnent prennent la Parole et ne la lâchent pas rapidement. Il y a largement plus dans ce qu'ils disent que ce qui m'est traduit.

Léonard propose de conclure alors que 75% de l'assemblée est déjà dehors.

Le tam-tam a une lèvre mâle une lèvre femelle. La lèvre mâle est la plus grosse.

S'il se présente ainsi _______ _______
I I I I
I I
avec une seule lèvre dessinée, il s'agit d'un tam-tam qui envoie les nouvelles.

S'il se présente ainsi _______ _______
I I I I
I _____ I

I I I I


avec deux lèvres dessinées dont l'une est plus épaisse que l'autre, c'est un tam-tam pour la danse. Explique le batteur (l'alcoolique d'hier soir).

Tous se sont dispersés. Les appels du pasteur ou de Léonard étant sans effet, je propose que le tam-tam les informe qu'on va clore la réunion. "On ne peut battre le tam-tam pour une futilité comme dire qu'il faut tous se retrouver ici".

Finalement ils reviennent.
L'Ancien : "Nous remercions les étrangers. Quand une chose s'est tenue, il faut aussi séparer la chose… On n'a pas conclu et séparé la chose comme il le fallait… Ce que vous avez enregistré, il faudra le rapporter pour nous nous puissions tous ensemble censurer* ou compléter… Pour aujourd'hui, on a fini…
* Je fais répéter au pasteur, je lui demande s'il est bien sûr du mot. Oui, il est certain.
… L'hospitalité africaine existe, on n'a pas pu l'exercer, excusez-nous. Même si c'est un doigt de plantain, recevez-le… La tradition dit qu' -il vaut mieux donner que recevoir-".

Léonard dit qu' "Il est difficile de prendre la parole après des patriarches… remercie abondamment : parfois dans certaines localités, les gens craignent qu'on vienne prendre leur sagesse, mais nous voulons seulement aider à garder la mémoire… Nous sommes ici parce que nous avons plusieurs centres d'alphabétisation, mais plus encore que lire et écrire, ce qui serait bien c'est que chacun puisse dire "voici ma culture, voici ce que je suis"… Le travail que nous sommes en train de faire n'a pas de prix… Vous avez accepté de lâcher vos activités, vos champs, vos gens, pour partager… Ce sont vos enfants qui vous remercieront… La richesse que nous vous apporterons c'est de rapporter le document final et de l'offrir à chaque famille… Nous ne changerons rien ce que vous avez dit. Ce qui veut dire que chacun est responsable de sa Parole. Nous, nous ferons un commentaire, bien sûr, et nous serons responsables de notre commentaire… Mais nous garderons les enregistrements sonores pour corroborer ce qui sera écrit et ce que vous avez dit… Nous vous avons apporté de la nourriture, de la boisson, et nous vous remercions d'avoir accepté notre petit cadeau… Pour nos erreurs, car il y en a, bien sûr, pardonnez-nous. Nous avons fait de notre mieux… Nous vous donnerons un pécule pour le voyage… Expliquez aux vôtres qu'il n'y avait rien à prendre (riz ou viande), ici… Expliquez leur quel est notre projet commun… je le répète, notre seule richesse est de rapporter un livre à chaque famille qui a participé… Je remercie le Pasteur, tous ceux qui ont aidé, et Martine qui a été invitée. Elle n'a pas monté cette activité, elle a voulu voir comment nous faisons. N'hésitez pas à lui poser vos questions après. Nous la remercions d'avoir supporté les mout-mouts et les difficultés locales. Elle dira : "ces gens ont accepté de vivre là, de cultiver la culture de leur tradition*… En ville, il n'y a rien… Si vous voulez parler de pauvreté, si vous voulez parler de culture, venez au village… En ville, c'est le voile. Il y a d'autres choses qui se passent… Si nous partons tous en ville, c'est la culture qui va disparaître…
* Léonard dit cela non pour réduire le sens de ma participation mais pour tenter de lever les espoirs un peu fous de certains.

Prières. Je dis combien j'aimerais qu'il y ait des prières de toutes les traditions représentées. Il n'y aura que le Pasteur et moi avec une prière du Védanta…

Battements de tambour pour dire que c'est fini à tous à des kilomètres à la ronde.


Celui qui voulait me "dire l'avenir" disait-il, mais qui voulait surtout savoir si j'étais "vraie", qui raconte les histoires lestes, qui a le cahier du Père, se nomme Bondje Parfait Claude, Pétrolier, Songmbengué, forestier (d'où l'écorce). Il me redit que si je reviens, il me montrera. Il faut que je revienne dit-il… Il précisera plus tard qu'il ne boit pas de vin mais qu'il aime beaucoup la bière…

Repas chez le pasteur.
Parfait Claude Bondje s'assied près de moi et nous parlons de cet avenir où il aimerait que je revienne pour qu'il montre… Celui qui voulait du "bois" pendant la réunion revient en demander. Toujours le même refus. "Vous comprenez, il y a ceux qui font le bien, ceux qui font le mal. Ceux qui font le bien ne peuvent faire que du bien, si un jour ils font le mal, ils ne peuvent plus faire le bien. Ceux qui font le mal ne peuvent pas faire le bien".
J'en profite pour lui dire que je me suis sentie un peu "bizarre" avec son bois. Je lui demande si ce sont les mout-mouts ou le bois. "Vous avez vu quoi?", "les origines de mes familles". Sourire entendu "c'est bien! Et alors?", "c'était bien". Il me regarde pour voir ce qu'il faut entendre. Je souligne "c'est amer comme l'iboga, c'en est?". Il ne répond pas, hoche la tête, m'explique qu' "il est forestier, qu'il trouve l'écorce en forêt". J'essaie un autre angle "c'est l'écorce du tronc ou des racines qui est comme ça?". Là, il répond franchement à côté… puis déclare "je vous montrerai quand vous reviendrez". Puis, il va se resservir.

Le chef vient, au moment où mon voisin est parti se resservir, pour me dire que "si vous revenez, je vous montrerai"…
Me voici avec deux propositions fermes… Mais j'avoue que les mout-mouts m'ont mise dans un état avec choc allergique sérieux qui me dissuade, pour l'instant, d'envisager un voyage. En tous cas pas pendant la saison humide.

Quand les plats sont vides, Léonard vient avec une bouteilles de whisky qu'il va partager :
"Avant de se séparer, buvons un verre de whisky…
Il faut aller rituellement en jeter quelques gouttes sur le seuil, présenter un verre et la bouteille à l'Ancien qui goûte et dit que "c'est bien, qu'il faut distribuer". Alors Arsène s'en verse sur les mains et va serrer toutes les mains tendues vers lui avant de distribuer, au nom de l'Ancien.

Ensuite, les patriarches viennent offrir un cadeau à l'équipe : "le paquet fraternel et symbolique". Ils apportent plusieurs régimes de plantain et quantité de manioc cuit dans la feuille de bananier (mintoumba) "comme manifestation de notre reconnaissance"…
Quelqu'un parle comme s'il était donateur, il se fait moucher : "où est ta part?" Il avoue "d'accord, je n'ai pas encore participé, mais je jure que ça vient".

Léonard parle du plantain et du mintoumba qui nous ont été offerts, il redit que "la seule richesse que nous allons offrir c'est le livre mais tout de même, allons vous donner de quoi faire le voyage retour et du savon pour que les enfants puissent se laver demain… Pardon de ne pas avoir prévu que plus de personnes viendraient… Dites aux autres ce que vous êtes venus faire…"
Distribution faite par appel des invités, tout le monde ne se montre pas content. Ceux qui n'ont rien eu, et peut-être ceux qui ont espéré, jusqu'à la dernière limite, que la présence de Martine annonçait des "fortunes"?

Léonard qui a disparu revient avec une seconde bouteille de whisky pour le pasteur "pour nettoyer la maison après notre départ".

Un patriarche évoque "… L'importance capitale pour nous tous…" de ce qui est en cours. Je n'ai ni la traduction ni le sens de ce qui est dit avant et après, ces 5 mots là sont dits en Français, en me regardant.

Un propose un chant pour remercier le pasteur et nous quitter dignement, mais tous les chefs veulent être chef des chefs, il ne parvient pas à faire chanter sa chanson, "parce que, disent-ils, c'est une chanson laïque et que nous sommes chez le pasteur.." alors tous entonnent avec vigueur un chant chrétien.

Je teste Parfait Claude Bondje : "vous vouliez un chant laïque, pourquoi vous avez cédé, pourquoi vous devez vous contenter des chants chrétiens?". Il répond : "La bouche cherche la nourriture, ceux qui ont des dents mangent, ceux qui n'ont pas de dent se contentent… C'est quoi l'égalité? Tous ont des besoins, mais chacun prend ce qu'il peut".

Nous allons préparer nos bagages en attendant ma voiture et Idrissou, son chauffeur.
Je me douche pour me sentir moins collante, tant pis pour le citron protecteur. Et je m'allonge sur le lit avec un livre, mais je m'endors. Un sms qui me demande si le chauffeur est arrivé me réveille. Il arrivera une demi-heure plus tard.

Nous chargeons une première fois la voiture. Puis nous passons chez le pasteur pour prendre les régimes de plantain et autres bagages. Nous démarrons à 6 pour Pouma. En route, deux descendent. Puis nous passons chez les beaux parents de Léonard qui nous accueillent avec un dîner prêt. C'est délicieux. Une ambiance très tendre règne dans cette maison lors de notre passage. Nous repartons avec le beau-père de Léonard qui doit aller toucher sa pension à Yaoundé.
Nous avons discuté tout le voyage retour, mais cet homme fort digne n'est jamais intervenu.

Le climatiseur génère une fraîcheur dans la voiture qui fait dégonfler mes mains et mes bras, pas mes pieds qui ne la reçoivent pas.
Forte de cette expérience, rentrée à la maison je frotte mes bras, mes pieds et mes mains avec des glaçons. La douleur s'apaise un peu et je commence à revoir les veines du dessus de mes mains sous le gonflement.
De ce voyage trop court, raccourci par mon allergie, il me reste le sentiment d'avoir vécu des moments très forts. Le contentement d'avoir fait partie du voyage. Le rêve que la mémoire de tout ceci ne se perde surtout pas.

Même si certains ne liront jamais ces lignes, mon cœur adresse aux Patriarches, à l'équipe, au pasteur et à son épouse, l'expression de ma grande gratitude.


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BIEN FONDE DU COLLECTAGE DE CONTES

Le patrimoine matériel national est quelque chose de fortement symbolique pour l’identité culturelle nationale. Il mérite une attention particulière pour son affirmation dans le patrimoine mondial. Or chez nous au Cameroun les activités donnant une place majeure au patrimoine sont plus celles qui ont trait au patrimoine immatériel ; le patrimoine matériel est longtemps demeuré un domaine très négligé auquel on accorde qu’une importance de relique, entièrement à part du domaine culturel national.


Ce n’est qu’autour des années 2001 et 2002 que notre pays a commencé à accorder une importance à la protection de la mémoire camerounaise en mettant sur pied un cadre juridique permettant de renforcer le patrimoine culturel national. Mais les actions dans ce cadre sont encore timides et méritent un soutien considérable de toutes les forces vives de la nation.
L’Association Carrefour des Conteurs Contemporains à travers l’une de ses activités, le FESTMOC-Patrimoine, tient à donner un espace au patrimoine matériel. Le projet Collectage de conte permettra de faire une immixtion profonde dans nos langues et nous permettra de recueillir des histoires inédites autour de personnages, de monuments et de sites historiques. Ce projet offre l’opportunité d’avoir une vision beaucoup plus structurante et prospective pour les générations à venir. Nos contes, légendes, épopées, devinettes, proverbes, fables, chantefables doivent pouvoir contribuer au développement de notre environnement et être de véritables armes pour la construction et l’édification d’une pensée nationale. Ce projet est une contribution à la conservation et à la protection des monuments et sites historiques ainsi qu’une véritable incitation à la conservation des contes de nos bibliothèques vivantes représentés par nos patriarches.

Ce projet se justifie par la nécessité de redonner un visage nouveau aux thématiques relatives au développement durable des populations camerounaises. Il jouera un rôle d’impulsion sur le rayonnement socio-culturel des populations camerounaises afin de les intéresser de plus en plus à leur environnement. Ce projet devrait aboutir à une véritable participation à l'éco-développement qui tient compte de l'éco-système qui a pour objectif de préserver les ressources du milieu terrestre pour la génération suivante.

Ce projet a pour principal objectif de préserver, restaurer et mettre en valeur le patrimoine culturel matériel et immatériel national, tout en favorisant la réhabilitation de la mémoire de personnages historiques et la promotion des sites et monuments emblématiques nationaux.
Objectifs spécifiques :
Ce projet a pour objectifs spécifiques de :
- Favoriser à travers des séances de recueil de contes l’utilisation, la promotion et la valorisation de la langue maternelle;
- Encourager la diffusion du patrimoine immatériel à travers la production d’ouvrages illustrés;
- Créer des espaces d’échanges entre les patriarches et les artistes conteurs sur les processus de vulgarisation et de promotion du patrimoine matériel et immatériel.

LES ACTIVITES MENEES
1- Sensibilisation des populations au collectage dans les localités concernées.
2- L’inventaire des sites et monuments historiques de ces 5 arrondissements de la Sanaga Maritime, avec des éléments d’ordre historiques, archéologiques et descriptifs
3- Le Collectage, la traduction, l’illustration et l’édition de contes recueillis en langue « Bassa ».
4- La création d’un site web avec toutes les informations recueillies permettra de mieux communiquer sur le projet.

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